La science : entre connaissance et incertitude
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Course: | UOH / Statistique et Psychométrie en L1 |
Book: | La science : entre connaissance et incertitude |
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Date: | Saturday, 14 December 2024, 3:22 PM |
Description
Objectif.
Montrer comment la Statistique a pu prendre sa place dans le paysage des sciences.
Prérequis. Aucun.
Résumé. Avec le développement des sciences empiriques, les sciences sont passées d'une perspective où la connaissance était constituée de certitudes absolues exclusivement basées sur l'exercice de la raison, à une perspective où l'incertitude inhérente au monde matériel est acceptée
rédaction : Éric Raufaste.
1. De l'opposition entre la science et la fortune
Initialement, la conception dominante de la connaissance est imprégnée d'idéal platonicien : les connaissances sont les vérités du Monde des Idées auquel nous donne accès l'exercice de notre raison. Cette conception est adaptée aux sciences exactes, géométrie, logique, mathématique... Elle n'est, par contre, pas adaptée aux sciences empiriques comme la physique, la biologie ou la psychologie. En effet, non seulement l'immensité du monde empirique est impossible à explorer dans sa totalité (voir l'article la science comme dialogue avec le réel) mais le hasard y a une part importante, difficile à réconcilier avec l'idéal rationnel.
Comme l'ont remarqué Gigerenzer et al. (1989), cette opposition historique initiale est remarquablement représentée dans le dessin suivant, tiré d'un ouvrage du XVIe siècle, traduction française d'un roman de Pétrarque (1524). On y voit à gauche, le personnage de la Fortune ("Fortuna"), aveuglée et qui tient une roue dans sa main. Ce personnage est aveuglé et distribue donc aveuglément les événements "prospères et adverses", c'est-à-dire favorables ou défavorables. En face se tient le personnage de la Science ("Sapientia"). La science au contraire n'est pas aveugle. Elle porte un miroir ("speculum"). Ainsi la science est censée refléter, réfléchir, le monde.
Ce qui se joue là, c'est l'opposition tranchée entre la connaissance, symbolisée par la science, et l'incertitude, symbolisée par la fortune. Seulement voilà, le caractère tranché de cette opposition ne laisse pas place à la connaissance ou, ce qui revient au même, à l'ignorance partielle.
2. De la connaissance à l'ignorance partielle
La position déterministe pure
À l'époque, une doctrine philosophique importante trouve grâce aux yeux de nombreux savants : le déterminisme.
Selon le crédo déterministe, tout état du monde découle entièrement et nécessairement des états qui l'ont précédé. Cette position philosophique a notamment été défendue par le mathématicien et physicien français, Pierre-Simon de Laplace (1749-1827). On lui doit notamment l'idée d'un intellect de capacité quasi-infinie, ultérieurement baptisé "démon de Laplace", qui connaitrait tous les éléments de l'univers et toutes les forces susceptibles de mouvoir ces éléments. Alors, selon Laplace, cet intellect serait capable de calculer tous les états ultérieurs de l'univers de sorte que rien ne serait incertain et que le futur lui apparaîtrait aussi sûrement que le présent.
Cela étant, il est bien clair pour tout le monde, à commencer par Laplace lui-même, qu'un tel intellect est un idéal inatteignable. Donc même si le monde est entièrement déterminé, la connaissance que nous en avons ne peut être que parcellaire.
Ainsi les aléas de la fortune nous apparaissent-ils comme le fruit du hasard, mais seulement au sens où, n'ayant pas connaissance de l'ensemble des facteurs qui déterminent un état du monde, la logique de l'évolution de la situation nous échappe.
La mécanique quantique et le renoncement au déterminisme
Au XXe siècle, les progrès de la physique vont transformer radicalement la perception de la nature même du monde. En effet, l'un des fondateurs de la mécanique quantique, l'allemand Werner Heisenberg, va démontrer mathématiquement qu'il est impossible de connaitre avec précision à la fois la vitesse et la précision d'un électron. Toute amélioration de la précision de la mesure d'une des deux quantités se traduit par une perte de précision quant à l'autre quantité. Plus important, cette incertitude n'est pas due à la mesure, mais à une propriété des valeurs en question : améliorer la précision des instruments n'y pourra rien. Il s'agit là d'une transformation majeure de la perception du monde physique. L'idée même que le fonctionnement du monde est déterministe est éliminée. L'incertitude est inscrite dans la nature même du monde, comme le décrit très bien cette citation d'un autre des fondateurs de la mécanique quantique, le français Louis de Broglie :
"Du même coup, disparaît le déterminisme des phénomènes admis par l'ancienne Physique et qui était lié à la possibilité de se faire une image précise de la réalité physique dans le cadre de l'espace et du temps. On ne peut plus en général prévoir avec certitude les phénomènes qui vont avoir lieu : seules les probabilités des divers phénomènes possibles sont accessibles à nos calculs. Il est vrai qu'entre chaque mesure les probabilités ont une évolution rigoureuse réglée par l'équation d'ondes, mais chaque mesure ou observation nouvelle, par les informations qu'elle nous apporte, rompt le cours de ce déterminisme des probabilités".
Louis de Broglie, Nouvelles perspectives en microphysique, p. 133, Albin Michel, 1958.
Par leurs succès incroyables, la physique et l’astronomie ont propagé dans notre société la croyance en un déterminisme fort, idée bien confortable à de nombreux égards. Mais que l’on considère la citation suivante, du président de l'International Union of Theoretical and Applied Mechanics:
« Ici, il me faut m'arrêter et parler au nom de la grande fraternité des praticiens de la mécanique. Nous sommes très conscients, aujourd'hui, de ce que l'enthousiasme que nourrissaient nos prédécesseurs pour la réussite merveilleuse de la mécanique newtonienne les a menés à des généralisations dans le domaine de la prédictibilité [...] que nous savons désormais fausses. Nous voulons collectivement présenter nos excuses pour avoir induit en erreur le public cultivé en répandant à propos du déterminisme des systèmes qui satisfont aux lois newtoniennes du mouvement, des idées qui se sont, après 1960, révélées incorrectes »
J.Lighthill, «The Recently Recognized Failure of Predictability in Newtonian Dynamics», in Proceedings of the Royal Society, vol. A 407, pp.35-50,
Londres, 1986. Traduction de Ilya Prigogine et Isabelle Stengers , Encyclopedia Universalis en ligne, article «Hasard et Nécessité».
Et voilà donc le monde soumis aux caprices de Dame Fortune... Doit-on pour autant abandonner tout espoir de prévoir rationnellement le devenir du monde ? C'est là qu'interviennent les théories de l'incertitude !
3. Réconcilier connaissance et incertitude : Le calcul des chances
Naissance de l'approche mathématique de l'incertitude
Bien que l'on pense maintenant que l'univers est plus probablement intrinsèquement indéterministe, il reste que dans notre vie quotidienne de nombreuses choses surviennent de façon prévisible. Notre ignorance n'est donc que partielle. De fait, bien avant Laplace, des mathématiciens se sont demandés comment prévoir le cours d'événements dont l'issue semble intrinsèquement incertaine. Au premier rang figurent Blaise Pascal et Pierre-Henri de Fermat, dont la correspondance qu'ils ont entretenue à partir de 1654 peut être considéré comme la véritable fondation de la théorie mathématique des probabilités.
Le problème qu'ils avaient à traiter est de formulation très simple : si deux joueurs sont interrompus au milieu d'un jeu de hasard à un moment où l'issue de la partie est peu claire, comment doit-on partager l'enjeu ?
Pascal est aussi très connu pour son célèbre " pari " dans lequel il soutient que les enjeux d'une vie éternelle associée à l'existence de Dieu (éternité de plaisir au paradis ou de souffrances au paradis) rend dérisoire les enjeux terrestres (s'adonner ou non aux plaisirs libertins) et que donc il vaut mieux ne tenir compte que des options associées à l'existence de Dieu. On voit qu'ici l'incertitude est donnée de manière très qualitative. Elle n'est pas quantifiée. Le raisonnement porte plutôt sur les quantités de plaisir et déplaisir en jeu, ce qu'on appellera plus tard les "utilités". Mais c'est tout de même l'ignorance de la réalité d'une situation qui fonde le problème.
À partir de là vont se développer des travaux visant à traduire en langage formel les prédictions que l'on peut dériver d'éléments de connaissance partiels : le calcul des chances, qui s'appellera plus tard calcul des probabilités.
La théorie de l'information ou la réconciliation de Fortuna et Sapientia
Plus récemment, le lien entre connaissance et incertitude va prendre un nouveau jour avec les travaux du mathématicien américain Claude Shannon. Ce dernier va en effet formuler une définition formelle de l'information en termes de probabilités. À partir de ce moment, la révolution des sciences cognitives va pouvoir prendre place. La connaissance est maintenant conçue comme de l'information stockée, et l'information elle-même est conçue comme une réduction de l'incertitude...
4. Vers un traitement de l'ignorance partielle ?
Il reste que l'histoire ne s'arrête pas là. En effet, actuellement, la théorie des probabilités est complètement dominante dans le monde scientifique, mais n'est pour autant pas la panacée. Elle est en effet incapable de véritablement rendre compte de... l'ignorance. Pour comprendre ce problème, imaginez un crime dont on sait qu'une et une seule personne peut-être coupable, et aussi que le seul indice disponible permet d'affirmer avec certitude que le criminel est Albert ou Bernard. Aucun autre indice ne permet de départager entre les deux. Maintenant, vous êtes le juge. Selon le « principe d'indifférence » couramment appliqué en calcul de probabilités pour se sortir de ce genre d'impasses, on remplace l'ignorance par le postulat que la part inconnue est également distribuée entre les options en présence (ici les suspects). Bien sûr, cela permet de continuer les calculs, mais en réalité ce n'est qu'une pirouette, pas toujours applicable. Dans le cas du crime précédent, cela consisterait à imputer la moitié de la culpabilité à chacun des deux suspects pour arriver à une décision et donc à condamner les deux à une peine intermédiaire alors que l'on sait pertinemment que l'un est pleinement coupable et l'autre pleinement innocent !
Réconcilier science et ignorance partielle, quel challenge !! Divers cadres concurrents pour rendre compte de l'incertitude d'une façon plus complète, tolérant une part d'ignorance, sont apparus (théorie Mathématique des "faits probants", de Shafer, 1975; Théorie des possibilités, Zadeh, 1978, etc.). Mais tout cela est plus un champ en devenir que de l'histoire...
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