Statistique inférentielle et psychométrie appliquée
Cette grande leçon introduit la statistique inférentielle et la psychométrie appliquée, ceci dans la perspective de permettre aux étudiants de comprendre les enjeux épistémologiques, scientifiques et techniques de ces matières. Ces enjeux comprennent en particulier la mise au point de méthodes objectives pour l’étude de la variabilité induite expérimentalement ou observée en condition naturelle.
Cette leçon est essentielle pour comprendre les suivantes, car tous les concepts de base de la statistique inférentielle y sont expliqués.
4. Mesurage : logique et usage
4.2. Confusions et mystères
Nous prendrons pour exemple l'article de Rioux et Mokounkolo (2004), qui s'intitule "Attachement au quartier et adolescence. Étude comparative dans deux banlieues à forte diversité culturelle". On aura compris que le complément d'objet direct du verbe mesurer est ici "l'attachement au quartier des adolescents". La question de départ consiste donc à savoir si le mesurage de l'attachement au quartier d'une personne quelconque procède d'une démarche rationnelle.
Avant de répondre, assurons-nous de la réalité de l'usage en collectant quelques occurrences du verbe "mesurer" dans l'article. Nous trouvons le matériau suivant :
"En effet, mesuré à travers ses dimensions sociale et physique, l'attachement au quartier est plus intense que celui lié au logement et à la ville, la composante sociale étant la plus marquée" (p. 612).
Ainsi, l'attachement au quartier se mesure. Laissons de côté ce qu'il faut entendre par "à travers ses dimensions sociale et physique". Il s'agit bien d'une grandeur, puisqu'il peut être dit que l'attachement au quartier possède une intensité , et que cette intensité peut être comparée à l'intensité de l'attachement au logement et à l'intensité de l'attachement à la ville.
Nous aurons donc à examiner comment on fait pour mesurer l'intensité de l'attachement au quartier de quelqu'un. On trouve une autre occurrence du verbe mesurer un peu plus loin dans le texte :
"Cette échelle est composée de six items, dont deux mesurent le processus d'attachement au quartier, et quatre ses conséquences" (p. 613).
Cette phrase est riche de renseignements. Dans l'introduction, nous avons explicité que le verbe mesurer appelle un complément d'objet direct (COD) et que ce COD dénote par définition une grandeur. Mais nous n'avions pas jugé utile de préciser que le sujet du verbe mesurer est nécessairement un être humain. Ici, le verbe mesurer a deux sujets, "deux items", et "quatre items". Cette utilisation du verbe mesurer est incohérente. Le mesurage est une opération qui est effectuée par un être humain, c'est-à-dire par quelqu'un qui a une intention particulière bien qu'elle puisse être implicite, et avec un instrument ou un procédé particulier.
Ainsi, les auteurs ont l'intention de mesurer quelque chose avec des items de questionnaire. Mais, pourra-t-on se demander, en quoi un item de questionnaire peut-il s'apparenter à un procédé ou encore à une opération ? Cette formulation prête aux items la faculté de mesurer quelque chose. Ce qui constitue un authentique mystère, parce qu'un item est un ensemble de symboles couchés sur une feuille de papier ou sur un écran d'ordinateur -- une consigne, une description, et une échelle d'appréciation. Aucun principe actif dans une suite de symboles. Les auteurs escamotent la question du principe opératoire sur lequel pourrait reposer le mesurage de l'attachement au quartier -- affirmer cela serait abusif si la question était traitée ailleurs dans l'article, mais il se trouve qu'elle n'est pas abordée. Le principe du mesurage est contenu dans la capacité de la personne (à qui on demande d'apprécier les descriptions figurant dans les items du test) à produire une réponse. Mais cette capacité est une capacité linguistique. On se demande alors en quoi le fait de savoir lire et parler, et notamment de soi, permet de déterminer l'intensité de l'attachement au quartier du locuteur. Les auteurs sont muets à ce sujet.
Remettons-nous la phrase en question sous les yeux : "Cette échelle est composée de six items, dont deux mesurent le processus d'attachement au quartier, et quatre ses conséquences" (p. 613).
Dans la même phrase, le verbe mesurer accepte deux COD. Le premier COD est "le processus d'attachement au quartier". Ici, force est de constater que l'utilisation du verbe mesurer est sémantiquement impropre, puisqu'un processus n'est pas une grandeur. D'une manière générale, un processus est un ensemble de transformations qui s'opèrent sur des objets, et la notion de processus d'attachement au quartier est indéterminée puisqu'on ne sait pas quels objets sont transformés ni par quelles opérations. Il est cependant possible d'interpréter la proposition si on remplace le terme "processus" par le terme "intensité", sachant que l'intensité actuelle de l'attachement au quartier peut résulter d'un processus.
On aurait alors les phrases :
Cette échelle est composée de six items. Avec deux d'entre eux, nous obtenons les réponses de la personne interrogée, et nous déterminons, par un certain procédé, l'intensité de son attachement au quartier (comprise comme le résultat d'un processus psychologique mal connu).
Quels sont ces deux items qui permettent de mesurer l'attachement au quartier et non pas les conséquences de l'attachement au quartier ? Ici, nous sommes perdus. Les items en question (sauf la consigne qui n'a pas besoin d'être explicitée) sont listés ci-dessous.
- Pour y vivre, c'est le quartier idéal (1 : tout à fait en désaccord, 2, 3, 4, 5 : tout à fait d'accord).
- Ce quartier fait partie de moi-même (1 : tout à fait en désaccord, 2, 3, 4, 5 : tout à fait d'accord).
- Je suis très attaché(e) à certains endroits de ce quartier (1 : tout à fait en désaccord, 2, 3, 4, 5 : tout à fait d'accord).
- Il me serait très difficile de quitter définitivement ce quartier (1 : tout à fait en désaccord, 2, 3, 4, 5 : tout à fait d'accord).
- Je pourrais facilement quitter ce quartier (1 : tout à fait en désaccord, 2, 3, 4, 5 : tout à fait d'accord).
- Je n'aimerais pas à avoir à quitter ce quartier pour un autre (1 : tout à fait en désaccord, 2, 3, 4, 5 : tout à fait d'accord).
Ce qui suit n'est pas très important puisque nous avons compris que nous ne saurons pas comment il est possible de mesurer scientifiquement l'attachement au quartier. Le second COD désigne "les conséquences" du "processus d'attachement au quartier". En logique, une conséquence se déduit d'une prémisse. Peut-on identifier deux items (a, b) parmi les six proposés tels que la description contenue dans l'item a soit la conséquence de la description contenue dans l'item b ?
L'affirmation 1 n'implique aucune des affirmations 2 à 6, parce qu'on peut toujours trouver qu'il est possible d'avoir "1 = vrai" et "n'importe quelle autre affirmation = faux". Même situation pour la 2.
La 3 implique la 2 : si on est très attaché à certains endroits de son quartier, par définition, ce quartier "fait partie" de soi-même. Nous sommes néanmoins mal à l'aise avec l'argument "par définition" tant les notions sont floues. Si le quartier ne fait pas partie de moi-même, comment pourrais-je y être très attaché ? La négation de la 2 implique la négation de la 3. Donc la 3 implique la 2. ("A → B" est équivalent à "non B → non A")
La 4 implique la négation de la 5. La 5 implique la négation de la 4 et aussi la négation de la 6.
La 6 n'implique ni la 1, ni la 2 ni la 3 : en effet, dans ce dernier cas, qui paraît ambigu, il est possible de ne pas aimer à avoir à quitter le quartier pour un autre (affirmation de la 6) tout en n'étant pas très attaché à certains de ses endroits (négation de la 3), par exemple pour des raisons d'emplacement géographique qui font qu'on préfère y rester tout en étant attaché à aucun de ses endroits. Par contre, la 6 implique la 4 et la négation de la 5.
Récapitulons ces relations :
- 3 → 2,
- 4 → ˜5,
- 5 → ˜4 & ˜6,
- 6 → 4 & ˜5.
(On aura compris que la notation ˜ dénote la négation.) Il s'avère que cette analyse n'est pas cohérente avec celle des auteurs et que leur analyse demeure pour nous une obscurité. Les analyses qui précèdent ne permettent toujours pas de savoir comment l'intensité de l'attachement du quartier est déterminée en fonction des appréciations produites par la personne testée.
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