Statistique inférentielle et psychométrie appliquée

Cette grande leçon introduit la statistique inférentielle et la psychométrie appliquée, ceci dans la  perspective de permettre aux étudiants de comprendre les enjeux épistémologiques, scientifiques et techniques de ces matières. Ces enjeux comprennent en particulier la mise au point de méthodes objectives pour l’étude de la variabilité induite expérimentalement ou observée en condition naturelle.

Cette leçon est essentielle pour comprendre les suivantes, car tous les concepts de base de la statistique inférentielle y sont expliqués.

2. Mesurer ou décrire ?

2.1. L'objectivité des descriptions psychologiques

Dans la mesure où la psychologie aspire à être une science empirique, c'est-à-dire une science des êtres réels dotés d'une psychologie, son problème préliminaire consiste à décrire les êtres du point de vue auquel elle s'intéresse. En effet, une psychologie qui admettrait d'entrée de jeu que les phénomènes psychologiques sont indescriptibles se condamnerait à être une science mort-née. La constitution d'un domaine de description des êtres psychologiques (i.e., dotés d'une psychologie) présente plusieurs problèmes, à commencer par celui de l' objectivité de ses descriptions.

Savoir si une description est objective est une question épineuse. Si je dis que Paul est très intelligent par exemple, on peut se demander si Paul est réellement très intelligent, c'est-à-dire mettre en doute la correspondance entre ce qu'énonce ma description et l'intelligence de Paul. Ou bien j'admets que l'intelligence très élevée de Paul existe indépendamment de l'appréhension que je peux en avoir, auquel cas l'intelligence de Paul est postulée comme un phénomène qui a sa propre ontologie (ou encore sa propre existence), ou bien je considère que l'intelligence de Paul est essentiellement le résultat de mon regard sur Paul, c'est-à-dire que si personne ne s'intéresse à Paul, son intelligence n'existe pas. Dans le premier cas, l'intelligence de Paul est une propriété psychologique à laquelle on attribue une ontologie intrinsèque, tandis que dans le second cas, l'intelligence de Paul consiste en un jugement qui confère à Paul le statut social de quelqu'un qui possède un certain nombre de capacités, indépendamment de ce que Paul peut effectivement faire. Et ce jugement peut être objectif ou subjectif. Il est subjectif s'il dépend de moi, en ce sens que Brigitte ne trouve pas que Paul est très intelligent. Il est objectif si Brigitte et n'importe qui d'autre, y compris Paul, trouve que Paul est très intelligent. Cette réflexion préliminaire est inspirée par l'ouvrage de John R. Searle qui s'intitule The construction of social reality.  

Cette analyse met en évidence que la question de l'objectivité des descriptions psychologiques comporte au moins deux problèmes : 

  • le problème ontologique (l'intelligence de Paul a-t-elle une existence propre ?),
  • le problème de l'objectivité épistémique (l'intelligence de Paul est-elle une propriété qui peut être attestée publiquement ?).

Il se peut que les tests psychologiques soient un moyen de décrire avec objectivité (épistémique) des réalités construites socialement, c'est-à-dire qui n'ont pas d'autre ontologie que celle que leur confère une communauté sociale. La psychologie est une discipline éminemment ambigüe quant à ses objectifs : s'agit-il de déterminer des individus dans une grille essentiellement fonctionnelle en fonction des besoins pragmatiques des situations (recrutement, soins, qualification, etc.), ou bien d'identifier des contraintes (lois) régissant le cours de phénomènes psychologiques possédant leur propre ontologie ?

Il demeure que je suis un juge, c'est-à-dire que ma proposition descriptive, "Paul est très intelligent", engage mes capacités sensibles et intellectuelles vis-à-vis de la communauté des êtres qui parlent le langage descriptif que j'utilise. Pour évaluer l'objectivité de mon jugement, la seule chose que je peux faire est de recourir au témoignage des autres concernant l'intelligence de Paul, ne serait-ce qu'en pensée. Il ne s'agit pas d'objectivité au sens de la postulation de l'ontologie d'une propriété intrinsèque, mais d'objectivité au sens de l'interchangeabilité des juges (objectivité épistémique). Que plusieurs juges s'accordent exactement sur l'état psychologique d'un être étant donnés l'expérience (intime) qu'ils en ont et un certain langage de description qu'ils partagent n'est pas un fait trivial : c'est que ce langage est capable de déterminer quelque chose de l'être qu'il s'agit de décrire, de telle manière que je pourrai faire confiance à n'importe quel témoin, puisque ce témoin fonctionne comme moi-même quand il fait l'expérience de l'être auquel je m'intéresse, et que n'importe qui pourra aussi me faire confiance si je suis le témoin de cet être, puisque je fonctionne comme lui-même.

Si nous sommes trois à avoir rencontré Paul aujourd'hui, nous pouvons séparément répondre à la question suivante :

Paul est très intelligent :

  • vrai
  • faux
  • je ne sais pas.

La solution que nous proposons pour établir non pas la réalité de la description, mais son objectivité épistémique, est la suivante : il suffit de l'unanimité sur "vrai" d'un comité de juges qualifiés, c'est-à-dire, ici, de personnes (i) parlant le même langage descriptif, (ii) ayant rencontré Paul aujourd'hui, ou vu un enregistrement de Paul aujourd'hui. Faute d'accès à l'état réel de Paul, on utilise l'unanimité quant à la vérité d'une proposition comme forme spéciale d'intersubjectivité. Le jugement de vérité ne porte pas sur l'état réel de Paul. Il s'appuie sur l'expérience subjective de l'état de Paul par des êtres faillibles et limités, dont on utilise les capacités cognitives à juger de la vérité de la proposition descriptive. Ce qui est vrai ou faux n'est pas un état réel, mais une description intersubjective.

La vérité d'une description n'est pas absolue, puisqu'elle dépend du comité (réel et en pratique imaginaire) dont on invoque la belle unanimité. L'objectivité scientifique d'une proposition descriptive signifie que sa valeur de vérité dépend non spécifiquement de celui qui l'énonce, le juge étant par principe interchangeable avec n'importe quel autre juge. Les descriptions objectives correspondent à ce que Popper, dans La logique de la découverte scientifique, appelle des "propositions ou énoncés de base" ("basic statements").

Une fois qu'on s'est mis d'accord sur l'objectivité des descriptions psychologiques, c'est-à-dire qu'on a convenu de ce qu'une description est objective si on peut montrer qu'un jury quelconque est unanime sur sa vérité, on dispose d'un critère pour valider un langage descriptif : un langage descriptif est un langage qui permet des descriptions objectives. Le problème qui surgit immédiatement est qu'un adjectif comme "intelligent" ne permet pas de description objective. En effet, il sera difficile à quiconque dans un tel comité de ne jamais utiliser l'option de réponse "je ne sais pas" ; ce type d'expérience conduite dans un amphithéâtre de psychologie montre facilement qu'il existe de nombreuses situations de non-unanimité. Nous touchons ici un point conflictuel en psychologie. Par exemple, les psychologues qui utilisent les tests projectifs, ou les descriptions du DSM par exemple, ne sont pas intransigeants quant à l'objectivité des descriptions afférentes à ces cadres descriptifs. Si les descriptions dépendent spécifiquement des juges, le processus d'objectivation produit une variabilité nuisible à la connaissance scientifique des êtres psychologiques, puisque cette variété ne dépend par principe pas des êtres décrits, mais des êtres descripteurs. À nos yeux, ce problème n'est pas convenablement réglé dans de nombreux champs de la psychologie.