Statistique inférentielle et psychométrie appliquée

Cette grande leçon introduit la statistique inférentielle et la psychométrie appliquée, ceci dans la  perspective de permettre aux étudiants de comprendre les enjeux épistémologiques, scientifiques et techniques de ces matières. Ces enjeux comprennent en particulier la mise au point de méthodes objectives pour l’étude de la variabilité induite expérimentalement ou observée en condition naturelle.

Cette leçon est essentielle pour comprendre les suivantes, car tous les concepts de base de la statistique inférentielle y sont expliqués.

2. Mesurer ou décrire ?

2.2. Décrire pour chercher des faits généraux

L'application du critère de l'objectivité des descriptions a une conséquence constitutive : la description littéraire d'un être psychologique n'est pas une description scientifique parce qu'elle n'est pas objective. Prenons par exemple la description d'Emma Bovary par Flaubert : eh bien la psychologie scientifique doit s'en passer, malgré sa richesse, sa profondeur, bref, malgré la merveilleuse véridicité à laquelle elle nous permet d'accéder. La description littéraire n'entre pas dans le projet de la connaissance scientifique parce que ce qui est visé est une connaissance générale des êtres psychologiques (cf. l'article Les étapes de la recherche scientifique). Plus précisément, il s'agit de dégager de l'infinie variation des cas particuliers des phénomènes généraux, autrement dit des lois empiriques.

Une loi empirique repose sur une structure descriptive simple : d'un côté, on décrit les êtres psychologiques d'après un ensemble d'états initiaux possibles (actualisés ou non actualisés), et un ensemble d'états dont l'actualisation dépend par hypothèse de celle des premiers. Par exemple, on demande à un adulte quelconque de lire à voix haute une liste de 20 mots et, dès qu'il a terminé, de dire quels sont les mots dont il se souvient. Par construction, l'état initial de cet adulte est "a lu les 20 mots" (par opposition a "n'a pas lu les 20 mots"). L'état "final" est "a rappelé les 20 mots" ou "n'a pas rappelé les 20 mots". La loi empirique peut se formuler de la manière suivante :

Quel que soit un adulte, s'il a lu les 20 mots il ne rappellera pas les 20 mots (sans aide extérieure).

BIen entendu, cette loi peut être fausse. Toutes les lois empiriques peuvent être fausses. Des observations générales analogues conduisent à l'idée que la mémoire immédiate est limitée, d'où la recherche d'explications. Autrement dit, la description scientifique n'a pas de finalité artistique. C'est une description orientée par la recherche de faits généraux, qui deviendront ensuite des faits à expliquer, qui conduiront peut-être à de nouvelles observations tirant leur sens de ces tentatives d'explication.

Lorsqu'un fait général est corroboré de nombreuses fois, on finit par s'y habituer. Par exemple, vous vous tenez debout et vous lâchez par inadvertance votre tasse de café fumant. Votre tasse se tient bien tranquillement dans la position spatiale où vous l'avez lâchée, alors que l'habitude vient de vous faire sauter en arrière pour éviter les éclaboussures. Un physicien qui montre qu'il est possible de lâcher son café dans ces conditions aura sans doute beaucoup de facilité à trouver un poste, parce qu'il vient de découvrir que la gravité n'est pas aussi générale que ce qu'on croyait. Il aura découvert des conditions pour lesquelles cette loi ne s'applique pas. En psychologie, les descriptions objectives sont en principe intéressantes si elles falsifient des faits généraux bien admis. Par exemple, le psychologue qui parvient à former n'importe quel adulte à se rappeler les 20 mots de la liste se trouverait dans des conditions analogues à celles de notre physicien pour obtenir un poste ou des financements. (Un de nos collègues a récemment attiré notre attention sur l'hypermnésie : il paraît qu'il existe des gens capables de se rappeler une liste de 20 mots dans les conditions expérimentales que nous avons décrites plus haut : comment font-ils ?)

Il faut décrire objectivement pour qu'il soit possible de découvrir ou d'énoncer des faits généraux. Il faut des faits généraux pour qu'il soit possible de découvrir ou d'énoncer des faits singuliers qui les dénoncent, et qui stimuleront la recherche d'explications, c'est-à-dire la recherche des conditions spéciales qui autorisent ce que la loi interdit -- la loi étant la généralisation du fait général, notamment au futur.