Psychologie, statistique et psychométrie

Cette première grande leçon introduit la psychométrie et la statistique dans la perspective historique du développement de la psychologie scientifique à partir du XIX e siècle, afin de permettre aux étudiants de comprendre les enjeux épistémologiques, scientifiques, et techniques de ces matières. Ces enjeux comprennent en particulier l'établissement de grandeurs mesurables et la mise au point de méthodes objectives pour l'étude de la variabilité induite expérimentalement ou observée en condition naturelle.

Rédaction : Éric Raufaste, Stéphane Vautier

1. La science comme dialogue avec le réel

1.2. La science construit-elle des connaissances ou des croyances ?

Dans la page précédente, nous avons évoqué des allers-retours entre le monde empirique et le monde des croyances. Mais ces idées sont-elles des croyances ou des connaissances ? A priori, la science s'intéresse seulement à ces dernières et ne considère les premières que comme objets d'études pour le psychologue, le sociologue ou l'anthropologue. Mais est-ce satisfaisant ?


Les traditions rationaliste et empiriste

Considérons cette première citation :

« Connaître et connaissance désignent donc un genre dont les espèces sont constater, comprendre, percevoir, concevoir, etc. Ils s'opposent à croire etcroyance, non par la force de l'adhésion, mais par le fait que ces deux derniers termes n'impliquent pas nécessairement l'idée de vérité. »
Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie cité dans le Grand Robert Électronique.

Une vieille tradition distingue ainsi d'un côté les « croyances », supposées peu crédibles, et en tout cas non partagées par tous les individus, et les « connaissances », apanage des esprits éclairés et traduisant la vérité de l'état du monde. Dans une telle conception, le progrès de la science consiste essentiellement à acquérir de plus en plus de connaissances et à se débarrasser des croyances, ces dernières étant d'ailleurs souvent affublées de l'épithète « fausses » pour le cas où l'on ne réaliserait pas le fossé fondamental qui les sépare des connaissances.

Si ces positions, maintenant dépassées, ont pu à la rigueur sembler tenables dans le domaine des sciences exactes, il devient plus difficile de s'y tenir dès qu'on aborde le cas des sciences empiriques, dont fait partie la psychologie. Ces dernières, jusques et y compris la physique, partagent le présupposé d'une réalité externe au langage qu'elles utilisent pour la décrire (réalité que nous avons appelée ici, monde empirique).


Le falsificationisme

« Une théorie qui n'est réfutable par aucun événement qui se puisse concevoir est dépourvue de caractère scientifique. »
                           Karl Popper, Conjectures et réfutations, ch.1, section 1.

Nous sommes là confrontés à une conception radicalement différente. Une connaissance n'est cette fois-ci qu'une croyance temporairement acceptée jusqu'à ce que, tôt ou tard, une nouvelle théorie vienne déchoir l'ancienne. Certes, certaines croyances peuvent ainsi prendre temporairement le statut de « connaissances », lorsque suffisamment d'individus avec un statut social suffisamment élevé décident ensemble que ces croyances sont de bons modèles de la réalité empirique. Mais l'expérience montre que, quelques siècles plus tard, ces connaissances pourront redevenir de simples croyances, remplacées par d'autres systèmes de croyances (par exemple, il a longtemps été admis comme connaissance vraie, l'idée que la terre... était plate).

Comment résoudre cette opposition fondamentale ? En fait, tout s'éclaire si l'on distingue deux domaines de réalités, le monde de la réalité empirique et le monde des idées (à la Platon). Dans le monde de la raison (et donc du courant épistémologique appelé « rationalisme »), celui des sciences dites exactes (mathématique, logique), les vérités sont éternelles. À l'intérieur d'un système d'axiomes donnés (par exemple ceux de la théorie des ensembles), les conclusions logiques qu'on peut dériver resteront vraies encore dans un million d'années (un plus un feront toujours deux). On peut certes changer les axiomes, ce qui changera les conclusions, mais chaque système axiomes-conclusions restera inchangé.

Regardons maintenant le monde de la réalité dite objective, celui du monde quotidien dans sa presque infinie complexité. Il est clair qu'on peut dériver des lois mathématiques qui décrivent assez bien certaines réalités, comme n'importe quel lycéen l'a appris en cours de physique. Il reste que si l'on observe la réalité avec suffisamment de détails, cette réalité finira tôt ou tard par s'écarter de la prédiction du modèle théorique. On pourra alors rejeter le modèle théorique ou au moins en réduire la portée. De plus, même si l'on a observé 10 millions de fois le même comportement de la réalité, comment peut-on être sûr que lors de la 10 millions unième fois, la réalité ne va pas changer de comportement ? Notre certitude, étayée par la répétition d'expériences semblables, ne repose donc que sur un acte de foi : ce qui a toujours été observé dans le passé va se maintenir dans le futur !

Un autre problème important est que, même si l'on se cantonne à la réalité actuelle, on ne peut pas tout observer, ne serait-ce que par ce qu'il y a trop d'humains. Pire, il existe une part d'indétermination intrinsèque dans la réalité empirique.  On va donc devoir développer des connaissances intrinsèquement associées à une part d'ignorance. Le lecteur intéressé par l'histoire des statistiques et l'épistémologie trouvera des compléments sur cette question dans le  « zoom sur » consacré aux relations entre l'incertitude et la connaissance.

Pour en revenir à la question qui nous occupe ici, « nos connaissances du monde sont-elles vraiment plus que des croyances ? », il résulte de ce qui précède que les connaissances doivent être avant tout conçues comme des croyances provisoirement tenues pour vraies. Cette position est évidemment dérangeante, car elle nous impose de renoncer au confort que constitue la possession de certitudes. 


Un arsenal méthodologique

Tout est-il donc perdu ? Est-ce à dire que les connaissances scientifiques ne vaudraient pas mieux que les prédictions des astrologues ? Pourtant, la science a maintes fois prouvé qu’elle pouvait développer des connaissances utilisables pour prédire et contrôler le réel. Donc, même si de telles connaissances sont amenées ultérieurement à être révisées, elles capturent nécessairement quelque chose de la réalité.

Une fois admis qu'il n'y a de réalité empirique que relative, il reste donc encore plusieurs moyens d'améliorer les chances que nos constructions théoriques, nos modèles de la réalité, résisteront au temps. Ces moyens consistent précisément

  • à améliorer les outils de mesure et techniques d'observation afin de renforcer la crédibilité et la validité des faits d'observation, 
  • à déployer un arsenal méthodologique visant à améliorer le processus d'induction (la construction de modèles à partir des observations). Arsenal au sein duquel figurent en bonne place l'emploi de statistiques et, pour la psychologie plus spécifiquement, l'emploi des méthodes développées en psychométrie.

Ainsi les connaissances scientifiques sont-elles produites selon une méthodologie qui, sans garantir la réalité des résultats obtenus, et eu égard aux possibilités techniques d'une époque donnée, représente néanmoins la meilleure façon de produire des connaissances probablement justes : Ce qui caractérise les connaissances scientifiques, ce n’est pas que l’on peut dire avec certitude qu’elles sont justes, c’est qu’elles ont été produites selon une démarche, la démarche scientifique, qui maximise leur probabilité d’être juste, compte tenu de l’état de l’art au moment de leur production.

Dans l'article suivant, nous verrons que cet arsenal s'articule autour d'une idée forte : la recherche d'invariants et l'analyse de la variabilité dans les phénomènes étudiés.