Psychométrie : théorie et applications

Le titre développé de cette grande leçon est « Du qualitatif au quantitatif : théorie et applications ». Consacrée à la psychométrie, elle approfondit la problématique de la mesure en psychologie selon deux perspectives. 

  • D’une part, il s’agit d’expliciter la construction d’un observable comme le processus de composition d’applications, processus qui permet de transcrire des énoncés qualitatifs en énoncés quantitatifs. 
  • D’autre part, il s’agit de montrer comment l’utilisation des prévisions qu’il est possible de dériver statistiquement à partir des « sorties » de l’observation psychotechnique étaye l’intervention du psychologue dans des problématiques de dépistage, de sélection et de conseil.

3. Risque et facteurs de risque

3.4. La construction d'une échelle de risque

Tout d'abord, les considérations qui précèdent montrent que la notion d'échelle de risque n'a pas de sens si on ne dispose pas d'une description de l'événement risqué. Une façon simple de garder ce point à l'esprit est de toujours se demander "risque de quoi", ou bien "fréquence de quoi". Si un article scientifique présentait une échelle de risque fondée par exemple sur des scores psychométriques, l'idée principale étant que plus le score est élevé, plus le risque est grand, cette échelle ne serait pas une échelle de risque parce qu'on ne pourrait pas connaître la fréquence de l'objet du risque conditionnellement aux scores. Quant à l'interprétation propensionniste d'un score psychométrique -- la propension au suicide --, il s'agit tout simplement d'une forme d'occultisme moderne, puisque la propension au suicide signifie la tendance à se suicider et que la mesure d'une tendance à adopter un certain comportement suppose de compter combien de fois ce comportement est adopté dans un grand nombre de "situations test".

C'est ici qu'on voit clairement les glissements de sens qui peuvent s'opérer en la matière : il n'est pas possible de mesurer la propension au suicide (réussi) d'une personne, parce que ce serait une fréquence individuelle. D'où la tentation de prendre les fréquences inter-individuelles comme des fréquences intra-individuelles, ce qui permet d'attribuer la propriété à toute personne du groupe de référence. Mais ce raisonnement est fallacieux, car la fréquence est une propriété du groupe -- elle change si on change le groupe -- alors que la propension est par définition une propriété individuelle. Quant à parler de propension du groupe, la fréquence des suicides dans le groupe ne permet pas d'évaluer la propension de l'agrégat de personnes considérées à se suicider collectivement... (cf. Mesurage : logique et usage).

Une échelle de risque est foncièrement une liste ordonnée de fréquences conditionnelles. Par exemple, considérons les données fictives suivantes. On s'intéresse au taux de tentatives de suicide ratées dans le mois qui précède une enquête. Les personnes enquêtées sont connues du point de vue de leur sexe (1 = homme, 2 = femme), de leur tranche d'âge (1 pour les jeunes adultes (18 à 34 ans), 2 pour les adultes (35 à 64 ans), 3 pour les âgés). Les conditions dans lesquelles on peut se suicider sont données par le produit cartésien

{1, 2} × {1, 2, 3} = {11, 12, 13, 21, 22, 23},

soient un ensemble de six conditions différentes.

On trouve les fréquences suivantes pour chaque groupe, les groupes étant classés par ordre croissant des fréquences conditionnelles :

La catégorie d'âge, plus exactement le fait d'être jeune, est un facteur de risque, puisque les TS (tentatives de suicide ratées) sont les moins fréquentes dans les groupes de personnes âgées (13 et 23), un peu plus fréquentes dans les groupes des adultes (12 et 22) et un peu plus fréquentes dans les groupes des jeunes adultes (11 et 21). Le sexe n'est pas un facteur de risque puisque quelle que soit la catégorie d'âge, le taux de TS est approximativement le même pour les hommes et les femmes. Dans cet exemple, l'échelle de risque est une échelle en trois niveaux d'âge.

La fréquence des TS peut être analysée en fonction de caractéristiques psychologiques. Par exemple, considérons les réponses aux trois questions suivantes : au cours du dernier mois écoulé, avez-vous :

  • pensé qu’il vaudrait mieux que vous soyez mort(e), ou souhaité être mort(e) ? (oui = 1, non = 0)
  • voulu vous faire du mal ? (oui = 1, non = 0)
  • pensé à vous suicider ? (oui = 1, non = 0)

Le référentiel de description associé est l'ensemble {000, 001, 010, 011, 100, 101, 110, 111}. 

On trouve les fréquences suivantes pour chaque groupe, les groupes étant classés par ordre croissant des fréquences conditionnelles :

Cette fois-ci, les résultats sont plus intéressants, puisque les catégories (ou conditions) 011 et 111 ont une fréquence de TS supérieure à 20%. De plus, on remarque que le niveau de risque de la conjonction des faits "avoir voulu se faire du mal" et "avoir pensé à se suicider" (011) est nettement plus élevé que la somme des niveaux de risque des faits "avoir voulu se suicider" (010) et "avoir pensé à se suicider" (001). Autrement dit, les facteurs de risque ne sont pas additifs.

Nous terminerons cette présentation par deux remarques.

  • Les fréquences conditionnelles sont calculées pour chaque condition. Si on ajoute des descripteurs (addition), le nombre de conditions augmente de manière multiplicative car les conditions sont les éléments du produit cartésien des modalités des descripteurs. Par exemple, si on ajoute le sexe, l'âge, le fait d'avoir déjà fait une TS aux descripteurs de cette échelle, on obtient 2 × 3 × 2 × 8 = 96 conditions qui sont des 6-uplets de valeurs. Mais le nombre d'observations reste identique et on augmente les chances que les groupes de référence aient des effectifs faibles. Si c'est le cas, les fréquences conditionnelles ne seront pas stables d'un échantillon à un autre et l'échelonnement des catégories en fonction des fréquences de l'événement étudié ne sera pas stable non plus. Le constructeur d'une échelle de risque doit donc naviguer entre deux écueils : la pauvreté descriptive de son échelle et la robustesse de ses estimations de niveau de risque.
  • Une échelle de risque ne permet pas un pronostic individuel, puisque pour faire un pronostic individuel, il faut connaître la propension de l'individu (ici, à tenter de se suicider en se ratant). Une interprétation causale des niveaux de risque ainsi échelonnés est donc toujours abusive d'un point de vue scientifique (cf. le paragraphe 2 et aussi l'article La prédiction scientifique et actuarielle).